Incorporer, (ré)activation 2018, Alhóndiga Azkuna Zentroa , Bilbao © Maite Arbera Arzas

INCORPORER CE QUI RESTE ICI AU DANS MON CŒUR

En 2001, à l’issue de la création d’Éclats mats (1), et motivée par le besoin de poursuivre la réflexion quant à la direction prise par mon travail et par la nécessité de déployer mes projets au sein de temporalités plus en accord avec les processus que je souhaitais mettre en place, je débutais une série d'enquêtes, d'explorations et de projets de recherche dans lesquels la question de l’archive, ainsi que les thèmes de la mémoire, de la trace, de l’empreinte et de la transmission, occupent une place fondamentale.

Le langage chorégraphique développé dans Éclats mats, pièce pour trois interprètes, Édith Christoph, Vincent Druguet et moi-même, ainsi que l’altiste Garth Knox, sur des compositions de Salvatore Sciarrino, émanait entièrement d’un travail de recherche sur la mémoire kinesthésique rétrospective du danseur. Cependant, contrairement à mes créations précédentes, où les mouvements utilisés provenaient de moi directement, ils étaient cette fois générés par chacun·e des interprètes, grâce à la méthodologie et aux outils mis en place durant cette création. Les répétitions d’Éclats mats s’étaient déroulées, à Bruxelles et à Rennes, de manière pratiquement ininterrompue sur une période de trois mois, suivant les logiques de production d’usage à l’époque. Cependant, à l’issue de cette création je suis arrivée à la conclusion que, si la durée de ce processus nous permettait certes d’explorer notre mémoire kinesthésique à court et moyen terme, elle ne nous permettait pas de l’éprouver dans un laps de temps suffisant pour l’interroger en profondeur.  

C’est ainsi qu’après la création d’Éclats mats, je décidais de poursuivre sur cette voie, en développant plus encore le travail que j’avais entrepris avec cette équipe de création. Le projet de recherche que j’imaginais, visait à explorer et à approfondir sur le plan conceptuel, gestuel, plastique et sonore, des pistes de travail esquissées et/ou abandonnées durant le processus de création de ce spectacle-là. Ces pistes étaient différentes pour chacun·e des interprètes. Mon objectif était d’aller plus loin dans l’exploration de la matière et des états corporels (le corps-matière, la masse, le poids, le souffle, la présence, le plein, le vide), dans l’occupation de l’espace (le cadre et le hors-cadre, l’apparition et la disparition) et le rapport au temps (le rapport subjectif à la durée, à la vitesse et la recherche d’un non-temps), mis en place durant la création de la « pièce mère ».

Tout comme Éclats mats, ce projet allait être soutenu et accompagné par Serge Laurent et Les Spectacles Vivants du Centre Pompidou, partenaire de longue date. Les différentes étapes allaient donc être présentées au public du Centre Pompidou tout au long du processus, entre 2004 et 2009. Le projet recevait aussi, année après année, le soutien d’Odile Duboc et de l’équipe du CCN de Belfort, ainsi que du Centre Malraux Scène Nationale de Vandœuvre-lès-Nancy, le Théâtre Le Granit Scène Nationale de Belfort ou encore Charleroi danse, à Bruxelles.

Strates et rhizomes, le temps au cœur du processus

Ce projet a compté avec la collaboration des personnes qui ont composé l’équipe de création d’Éclats mats. Il a présenté différentes phases de travail, sous forme de séances individuelles, à mode de rendez-vous réguliers, qui se sont déroulés tous sur une longue période allant de six à douze mois. Chaque séance de travail a été interrompue par une période de réflexion. Cette structuration du processus répondait à la nécessité d’accorder un temps suffisant, de réflexion et distanciation, dans le déroulement du travail de recherche et de création des différents solos accompagnés. Différentes expériences m’ont démontré que ce temps de maturation et d’analyse des partis pris contribuait à la qualité d’élaboration de chaque pièce et au développement de leurs processus. L’idée consistait aussi à juxtaposer progressivement les phases de création des différents chapitres, ainsi que les phases de réactivation des chapitres précédents, afin de les faire se toucher, se mélanger pour dialoguer physiquement et temporellement, afin d’aboutir à leur accumulation successive et à leur création progressive.

Ainsi, soucieuse de la durée des processus et de leur articulation dans le temps, le projet a consisté en la création d’une suite de quatre chapitres ou solos accompagnés distincts, créés successivement sur une période de cinq à six ans, puis rassemblés de manière progressive afin de former un tout, croissant et se développant au fil des ans. J’avais choisi cette durée, totalement en marge avec les pratiques de l’époque, de façon à pouvoir observer l’impact du temps sur nos corps et sur notre mémoire d’interprètes. L’assemblage chronologique des noms des différents chapitres successifs, devenus INCORPORER (2004), INCORPORER ce qui reste (2006), INCORPORER ce qui reste ici au cœur (2007), devait donner le titre de l’ensemble, INCORPORER ce qui reste ici au dans mon cœur (2009), et définir l’action principale de chaque nouvelle étape.

Détournement de forme

Le choix du solo était motivé par le désir de retrouver cette forme, objet de mes premiers travaux, comme un rendez-vous régulier que j’ai respecté tout au long de mon parcours de chorégraphe (2). (Les solos que j’avais réalisés jusque-là représentaient un moment de rencontre avec moi-même et avec cette forme, ainsi qu’un espace-temps privilégié enclin à la réflexion, à l’expérimentation et à l’exploration de nouvelles pistes de travail). Dans le cadre de ce projet de longue haleine, ce temps de rencontre allait être transformé en temps privilégié à partager avec les autres, dans le but d’aller plus loin avec mes collaborateur·rice·s artistiques proches.

Cependant, formellement les solos qui composent INCORPORER ce qui reste ici au dans mon cœur ne sont pas ce qu’ils semblent être, car ils pourraient tout autant être des duos, des trios ou des quatuors. Aucun chapitre n’est ce qu’il semble être. Leur particularité est d’être des « solos accompagnés », dont l’articulation suit un jeu de relais où l’acteur·rice principal·e de chaque chapitre cède sa place, au chapitre suivant, à l’un·e de ses accompagnateur·rice·s, à son tour accompagné·e par quelqu’un d’autre. En choisissant la forme du solo, et en la détournant, je souhaitais approfondir la solitude qui était mise en scène dans le spectacle Éclats mats, parfois en l’accentuant, parfois en l’atténuant.

Dans ce projet, j’ai également souhaité interroger les empreintes laissées par certains événements et/ou expériences physiques, tout en continuant de me questionner sur comment le contact, les appuis, les supports, l’observation visuelle, tactile et sonore peuvent révéler à chacun·e son propre corps. Je suis intéressée par cet état très rare de présence que la situation du solo génère, et par la dynamique intérieure nécessaire au “toucher interne“, que cette forme sollicite. Ainsi, une partie du travail corporel a reposé sur la recherche de l’autre en soi, ou des traces de soi dans l’autre, comme il avait déjà été le cas dans Éclats mats, et ce, malgré le fait d’être seul·e·s/isolé·e·s. C’est cet autre, absent, qui avait donné corps aux présences des quatre personnes qui partageaient l’espace-temps de ce spectacle-là. Tout au long des différents chapitres et au fil des ans qui ont accompagné leur création, le corps a été investi comme outil de connaissance et de sensation, à travers un certain état de corps, une corporéité propre à chacun·e et à chaque nouvelle étape. Ainsi, en prenant appui sur le sous-jacent, à travers les différentes expériences et leurs réminiscences, nous avons tissé et constitué, petit à petit, le squelette du texte corporel de chacun·e et de l’ensemble.

Autant des regards que de spectateur.rice.s

La question de ce que nous donnons et de ce que nous ne donnons pas à voir s’est également imposée de nouveau, dans le choix de ce qui reste enfoui, invisible, et de ce qui est finalement montré dans chaque solo, ainsi que dans l’agencement de l’ensemble grandissant au fil des ans. Mais il y a aussi la question de la distance que nous devons faire parcourir au public pour le mener à voir. Ce chemin qui est à construire et dont la construction se fait en équipe, lors de la représentation. Il pose la question de ce qui est à montrer, à révéler, lors de chaque nouvelle étape de création. J’ai voulu ainsi tendre vers une architecture invisible de chacun des chapitres et de l’ensemble, tout en travaillant sur une visibilité des connexions, tissées progressivement et à différents niveaux, afin de composer une structure en vases communicants (ou sous forme de tiroirs), de manière à faire contenir à chaque chapitre une partie des éléments des autres.

Ainsi, la question de la nature et de l'intention du mouvement, ainsi que des moteurs de l'action corporelle, a également été au cœur du travail. Sa formulation, comme dans nombreux de mes autres projets, s’est faite de manière interne et subjective, afin de définir le sous-texte des parcours des interprètes-créateurs.

La création du premier solo accompagné avait eu lieu en mars 2004 au Centre Pompidou, entre quelques Éclats et les suivants. La série de pièces courtes s’est vue transformée avec le temps en une œuvre modulée par les six années qui se sont écoulées entre le début et la fin du processus, entre la création du premier chapitre, en mars 2004, et l’avènement de l’ensemble, en mars 2009. Mais dans l’histoire de la pièce il y a aussi celle de la reprise par Florence Augendre de mon rôle dans Éclats mats, parce que je portais la vie, et qui lui donne sa place dans ce projet.


INCORPORER | SOLO ACCOMPAGNÉ #1

La création du premier solo accompagné, conçu pour et avec Vincent Druguet, a débuté en novembre 2003, à Nadine, dans cet ancien espace de l’École St. Boniface, un lieu magique sis au 30 Rue du Berger, à Bruxelles. Le processus de recherche et de création s’est déroulé entre novembre 2003 et mars 2004, alors que je travaillais parallèlement à la création du spectacle histoire(s), qui devait être présenté en mai de la même année au Kunstenfestival à Bruxelles, soit deux mois après la première d’INCORPORER à Beaubourg.

Nous avons débuté la création de ce premier solo accompagné par sonder des pistes esquissées et/ou abandonnées durant la création d’Éclats mats, avec comme éléments-partenaires deux des objets présents dans la pièce : une clepsydre, conçue par la plasticienne belge Anne Mortiaux, et un ballon de baudruche. Nous avons élaboré des listes d’actions à explorer à l’aide de ces éléments transparents, rigide pour l’un, flexible et élastique pour l’autre, auxquels est venu se joindre une simple bouteille d’eau.

L’action principale – incorporer – avait été définie avant toute chose, faisant de ce verbe et de ses différentes définitions le moteur du projet, mot support de l’action, déterminant le rapport à la danse et aux objets au fil du temps.


En écho aux règles que nous avions établies dans et pour Éclats mats, nous avons également posé une série de principes essentiels dans la conception et la construction du projet : pas de personnages, pas d’accumulation, pas de forme « spectaculaire », pas d’artifices. Le temps investi dans ce premier chapitre devait être défini par l’incorporation progressive des fluides présents dans Éclats mats – l’air et l’eau –, à travers l’observation d’une succession d’expériences physiques et leurs conséquences.

Vincent Druguet, répétitions actions Incorporer, Nadine, Bruxelles, novembre 2003.


En ce qui concerne le travail corporel nous sommes partis de l’idée de l’engagement actif d’un seul corps, dans un espace nu, au départ de dix consignes initiales :           

1° la distance à parcourir entre soi et l’ombre de soi ;
2° la transformation de soi en soi minimum ;
3° la plongée et la chute-trajet ;
4° le choix des forces par leur trajet intérieur (points, lignes, souffles, lumière, tâches d’ombre) ;
5° l’esquisse de figures à même ses forces ;
6° la remontée de ces forces et de ces esquisses vers différentes parties corporelles ;
7° la naissance de la combinatoire mobile grâce au flux des fluides incorporés – l’air et l’eau – ;
8° le passage d’une coordination divergente vers une autre, à l’intérieur d’un solo, ou bien, d’un solo à l’autre ;
9° l’apparition – l’incorporation – et la disparition de postures et de mouvements quotidiens ; et
10° la trajectoire physique du solo – son tracé au sol –.

Vincent Druguet, répétitions improvisation Incorporer, Nadine, Bruxelles, novembre 2003.


Puis, nous nous sommes inspiré·e·s de l’observation de l’évolution psychomotrice de l’enfant et de diverses actions de préhension dans sa découverte de l’objet et du monde, pour créer progressivement un corps-à-corps avec le milieu, entre échanges de fluides essentiels à la vie, application des lois de la physique et transferts d’énergie.

Répétitions INCORPORER, La Bellone, Bruxelles, janvier 2004.


Ainsi, nous imaginions ce premier ‘solo accompagné’ comme un laboratoire ouvert. La partition prenait forme au fil des rencontres, dans une relation résolument tactile aux éléments et à ce partenaire presque organique que devenait le ballon de baudruche. Dans la succession d’expériences que Vincent réalisait et qui contenaient des vestiges du stade orale de l’enfant, son corps se confrontait à ses propres limites et à la résistance des matériaux. Dans l’incorporation progressive des principaux états de la matière – solide, liquide, gazeux –, la bouche devenait l’orifice de contact entre l’intérieur et l’extérieur du corps, une passerelle agissante. Ce partenaire devenait également membrane et excroissance, panse et protubérance, alors que mon rôle était d’accompagner du regard, de ponctuer de mes actions celles de Vincent. Le projet visant également à explorer, chapitre après chapitre, différents modes d’accompagnement, en présence et en action.

Le travail sonore imaginé découlait directement des pistes abordées dans Éclats mats, où j’avais fait un point dans mon rapport à la musique, en séparant l’espace-temps destiné à la vue de celui destiné à l’ouïe, et fouillait les artifices. L’idée était de partir du silence, pour dévoiler l’action en amplifiant des sons produits physiquement par Vincent dans ces différentes actions d’incorporation de fluides. La spatialisation sonore, conçue par Pierre Gufflet et réalisée en temps réel, devait nous permettre d’explorer la notion de zoom et le rapport entre son et image. Nous voulions jouer de la distance comme d’un soufflet et précipiter les spectateur·rice·s parfois tout près de l’action, tout contre, les laissant écouter des sons souterrains, enfouis, alors qu’à d’autres moments nous voulions les laisser à distance, en silence. Ainsi, l’espace devenait flexible grâce au travail sonore développé, dont le but était de rendre visibles et audibles certaines des actions qu’il produisait.

Vincent Druguet, répétitions actions Incorporer, VCA, Bruxelles, décembre 2003.

Vincent Druguet, répétitions actions Incorporer, Nadine, Bruxelles, novembre 2003.


Le pari de ce premier chapitre consistait à s’appuyer sur de petites ou de très petites actions, réalisées dans une « économie totale de moyens », en les présentant dans un très grand espace nu. INCORPORER est aussi un travail sur des proportions variables et sur l’articulation de concepts qui tente de laisser apparaître, de laisser voir ces actions infimes, en jouant avec l’espace comme si la distance pouvait être élastique, dans un espace-temps qui appelle à la réflexion, à la méditation. Ce chapitre pose également les bases des trois chapitres suivants, il contient les graines, les traces, les branches, il déploie les racines de ceux qui suivront, et dont le deuxième, destiné à faire corps avec ce qu’il reste d’INCORPORER.

INCORPORER a été interprété pour la première fois le 20 mars 2004 au Centre Pompidou, à Paris. Gérard Mayen avait écrit un très beau texte qui avait été publié dans MOUVEMENT, à l’issue de ces premières représentations et que vous pouvez lire ici.

Vincent Druguet a interprété cette pièce qui avait été conçue avec et pour lui, de 2004 à 2006. En 2007, les circonstances de la vie nous ont menés à inviter Sylvain Prunenec à se joindre à ce projet de recherche et de création, et à venir incorporer et digérer littéralement cette matière pour nous la donner à voir autrement. Vincent est décédé en avril 2010, suite à une longue maladie, mais il est resté là, dans ma tête, tout au long de ce chemin. Nous nous étions rencontrés au CNDC d’Angers lorsque j’étais jeune étudiante, fraîchement arrivée en France. Ami et collaborateur, nous avions commencé à travailler ensemble en 2000, lors de la création d’Éclats mats. Vincent avait également participé à la création de história (primeira versão) (2003), INCORPORER (2004), histoire(s) (2004) et d’INCORPORER ce qui reste (2006). 

INCORPORER (extrait), avant-première, CCN de Belfort, 20 Mars 2004.


La suite de cette première plongée, présentant le processus de création des solos accompagnés #2, #3 et #4, suivra.


© Olga de Soto, avril 2020.

Tous droits réservés.

(1) Charleroi danse, Bruxelles, 2009

(2) Patios (Festival des Brigittines, Bruxelles, 1992), I believe that if I act upon the dimension of time it will be difficult to find myself at the place where I am expected to be (Bergen Internasjonale Teater, Bergen, 1993), Díscola : la ventana (Parque Güell, Barcelone, 1994), Murmures (Festival Nouvelles de la nouvelle danse, Uzès, 1997), Par une main ou par le vent mais l’air est immobile (Théâtre de la Cité Internationale, Paris, 1999).