Laurence Louppe
OLGA DE SOTO : DES PASSAGES À LA LIMITE

Aujourd’hui une génération de danseurs, particulièrement mobile, indifférente aux frontières nationales, se déplace d’un foyer d’activités à un autre, partout en Europe : communauté vivante de jeunes artistes attachés aux valeurs novatrices de l’art contemporain, soucieux de travailler avec authenticité sur le renouvellement des structures et des processus. Préoccupés aussi de solidarité et d’engagement dans une réflexion sur le rôle et la place de l’artiste dans le contexte de notre société.

De ce courant, Olga de Soto est une des figures les mieux reconnues. Par ses pairs, par tous ceux qui s’intéressent à l’évolution la plus avancée de la danse... D’origine valencienne, elle a intégré, en France, la prestigieuse école du CNDC d’Angers. Elle vit et travaille à Bruxelles, tout en conservant dans son pays d’origine des activités d’enseignement et de création. Sa profonde exigence artistique en fait une chorégraphe emblématique des courants actuels.

L’œuvre d’Olga de Soto est multiple : elle se déploie à partir de partis pris sans cesse renouvelés, mais toujours concentrés autour d’un foyer générateur : la musique contemporaine. La musique, non pas comme accompagnement décoratif ou simple mise en réceptivité émotive du spectateur, comme c’est trop souvent le cas ; la musique comme lieu de confrontation, comme scène expérimentale, scène de questionnement. Tout le travail accompli au cours du siècle par les compositeurs, non seulement sur les combinatoires, mais sur les timbres, sur les sources acoustiques et leur distribution dans le temps et l’espace, constitue désormais un champ infini de problématiques et de matériaux. Tout artiste, quelle que soit sa pratique, peut y puiser des ressorts créatifs d’une richesse infinie - à condition de disposer d’un outillage personnel suffisant pour pouvoir les identifier. C’est le cas d’Olga de Soto : très cultivée, dotée d’une solide formation musicale, elle est des jeunes danseurs qui savent aujourd’hui ré-inventer la raison d’une œuvre. L’écriture chorégraphique, pour elle, se fait non mise au point d’un produit spectaculaire, mais dialogue, questionnement. Dialogue de structures qui, surtout dans les œuvres auxquelles se confronte Olga de Soto, développe une possibilité syntaxique (mais aussi sensorielle) illimitée. L’important demeurant d’abord un dialogue de corps à travers la lecture des univers sonores et gestuels. À travers le franchissement des états limites, là où les définitions et les cadres s’effondrent. À la contrebasse, jouée sur cordes libres (dans Strumentale, en 1997, d’après un projet audacieux de Stefano Scodanibbio, par exemple) répondent les halètements provoqués des deux danseuses.  Musiques profondes des diaphragmes entraînant ou retenant le geste, dans une polyphonie de rythmes suffoqués. Corps sonores, corps gestuels, s’incarnant en densités, en présences : toujours dans Strumentale, le musicien, sur scène, polarise l’espace autours de sa statique, la danse étant écartée comme à la périphérie d’un non-lieu, espace désamorcé où la perche de sonorisation, traversant le champ visuel, contribue à la déstabilisation des rapports.

Jusqu’à présent, la danse d’Olga de Soto fut surtout une danse de femme : interprétée en solo ou avec pour partenaire Pascale Gigon. Deux danseuses hors pair, à l’art rigoureux, dans un projet chorégraphique qui ne l’est pas moins. Rien de décoratif ici, rien d’affadi... Dans ses constructions, sa gestuelle, l’utilisation des costumes, Olga de Soto congédie tout enjolivement. Ce qui confère à son acte créatif une force et une crédibilité exceptionnelles. Une femme serait-elle aujourd’hui plus particulièrement acharnée à refuser l’ornementation niaise qui a toujours parasité son image et défiguré le féminin en le parant d’une pseudo-grâce affectée ?

La qualité du corps et du geste chez Olga de Soto s’origine dans un feu intérieur bien plus profond que ces allégories de surface. Elle est habitée par une sensualité intense qui n’a pas besoin d’accessoires pour se laisser percevoir et surtout pour toucher le corps du spectateur. D’où émane ce courant sensoriel qui passe dans la kinesthésie sans recourir à l’ombre d’une mièvrerie ou d’une complaisance ? Depuis le fond du travail corporel, depuis l’ardeur de l’étayage moteur qui s’engendre dans la globalité du corps et voyage jusqu’à sa découpe dans l’espace. Jusqu’au bout du corps. Jusqu’au bout de notre regard. Et qui peut jouer aussi bien de la retombée complète des intensités que de leur exacerbation. Toutefois dans la pièce Seuls bruits des corps entre eux (1997), composée en regard d’une suite sublime de quatuors de Salvatore Sciarrino, on peut percevoir un érotisme diffus : mystère des gestes, galbes des corps apparaissant dans la soie moulante de costumes proches de sous-vêtement. Serait-ce que le titre même évoque la musique originelle, celle de la scène primitive dont les spasmes habiteraient encore, de façon sous-jacente, toute proposition dynamique, visuelle ou sonore ? Olga de Soto voit dans cette pièce un “autoportrait” : portrait de corps féminin pris dans l’intermittence fantomatique d’une pulsation de chair ? Ou parti pris de l’intimité, auto-lecture du reflet de soi dans le miroitement qui circule entre la musique et la surface des corps ?

La lucidité artistique d’Olga de Soto et l’étendue de ses pratiques lui permettent de varier non seulement ses processus de composition et d’élaboration d’une pièce à l’autre, mais aussi les états de corps correspondant à chaque bifurcation de son langage. Ainsi, dans Hontanar (1996), un mouvement discontinu sans accentuation spéciale déclinait une gestuelle parcellaire dont la source était l’appui propageant son énergie à travers tout le corps. Appuis de sols, mais aussi appuis de murs, pris dans la percussion surprenante d’une ruade à l’horizontale : toute la surface du monde n’est-elle pas pour le danseur la scène déployée des chocs gravitaires ? Dans Patios (1992), au contraire, un mouvement continu et fluctuant s’amorce dans l’impulse et conduit sans cesse le corps au bord du déséquilibre. L’écriture, ici, peut passer d’un art de l’inachèvement, d’une suspension qui retient le geste au bord d’une béance. Écriture où le hiatus peut répondre à la gestion intervallaire, comme à la rupture segmentaire du discours musical. Ou au contraire, se laisser emporter à travers la cascade d’événements sans fractures, rebondissant dans les résonances de l’action-réaction. Ces mutations permettent au corps de l’artiste de se faire instrument sensible de lecture, organe de réception ouvrant sur de nouvelles lisibilités pour le spectateur-auditeur... Toutes ces propositions (et c’est une des grandes originalités du travail d’Olga de Soto) ne constituent en rien des œuvres closes, mai s’agglomèrent en projets composites comme Paumes ou A destiempo, œuvres en progrès, à dimensions variables et proliférantes. Il s’agit là d’une approche réflexive des modes de production qui ne pétrifient pas dans un objet arrêté les régimes diversifiés et évolutifs de l’acte créateur.

Même si le mouvement a, chez Olga de Soto, cette force spécifique qu’accroît encore l’exécution à deux, en unisson, ou en léger décalage, la chorégraphie s’articule à toutes sortes d’activités. À côté des collaborations musicales qui touchent au noyau même de l’œuvre, la chorégraphe tisse des liens avec l’art visuel d’aujourd’hui ; de jeunes Plasticien et scénographes qui partagent sa radicalité. La contribution de Gaëtan van den Berg pour les lumières doit être particulièrement soulignée. D’autant que le rapport paradoxal d’Olga de Soto à l’éclairage passe souvent par l’ombre. Comme chez la chorégraphe française Emmanuelle Huynh, le corps féminin se dérobe à la tradition spectaculaire qui l’a figé dans la surexposition, objet sans recours face aux assauts de la pulsion scopique. Dans Patios, une tache lumineuse s’agrandit jusqu’à s’emparer du corps qui se mouvait à sa périphérie. Ailleurs, le corps, simple reflet arraché au nocturne, peut n’apparaître que par fragments, comme si un éclat furtif l’avait prélevé sur l’invisible. Objet partiel donné à voir dans l’échancrure des ténèbres, à la frontière mobile de sa propre disparition.

Autre, la première créée des pièces courtes composant anarborescences, titre du nouveau projet, pourra être différemment interprétée à chaque représentation : soit par deux hommes, soit par deux femmes, soit encore par une femme et un homme. Dans le premier cas, deux hommes replaceront-ils deux femmes ? Plutôt s’agirait-il d’un terrain intermédiaire où la question du “genre” se métamorphose et s’estompe. Olga de Soto parle d’un lieu de “convergence”. Celle des langages et de leurs densités multiples : Assonance IV de Michael Jarrell livre, par son seul titre, les clés de ces nouveaux accords où “l’alliance” (l’alliage ?) pourrait nous parler à la fois d’hybridation, fût-elle sexuelle, et de réunion. Mais aussi de convergence des corps, dans un nouveau type réticulaire de correspondances : la chorégraphe cite, à propos d’une autre œuvre de Michael Jarrell, le concept de “rhizome”, développé par Gilles Deleuze et Félix Guatarri. Plutôt qu’un tissu homogène de consistances mêlées, il s’agirait de couches, de circulations continues ou discontinues : “À la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un point quelconque ; et chacun de ses traits ne renvoie pas forcément à un trait de même nature”. (1) De l’un à l’autre des facteurs humains ou artistiques de ses compositions, Olga de Soto met en jeu ces “traits” de nature hétérogène. La différenciation des sexes représente une potentialité parmi d’autres, dans ces traversées incessantes de l’écart.

Laurence Louppe, Olga de Soto : des passages à la limite, dans la publication Gender : masculin/féminin, sur quel pied danser ?

(1) G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 31.