Anna Królica
LA MÉMOIRE DANS LA DANSE

Au fil du temps, l’apparition de nouvelles esthétiques de la danse modifie la manière d’en parler tout comme se transforme l’approche de leur documentation et de leur archivage. Nous sommes devenus les témoins de profondes modifications dans les paradigmes des sciences humaines suite à l’apparition, dès les années 70, en matière des techniques performatives au sens large. En Pologne, la discussion sur la performance est apparue un peu plus tard qu’en Europe occidentale ou aux États-Unis, mais elle s’est solidement établie, aussi bien dans le discours académique que dans la pratique artistique.

Dans mon projet de conservation des « Archives du Corps», réalisé dans le Centre Culturel Zamek de Poznan en 2013, j’ai entrepris d’étudier les diverses façons de penser les archives de la danse et les manières de dialoguer avec le passé (1). Je m’intéressais avant tout aux nouvelles méthodes de transformation des œuvres (classiques) issues des années passées en expressions artistiques contemporaines, à retrouver les « mines» performatives que constitue aujourd’hui le modèle originel d’une œuvre dans un héritage culturel et la tentative de le saisir et de le présenter à nouveau afin de conserver cette œuvre vivante pour les contemporains. M’étant assigné ce but, j’ai examiné les différentes manières de transposer l’original dans une nouvelle forme ou, parfois, les tentatives de recréer le modèle initial sur le principe de la reconstruction, ou encore le glissement intentionnel des significations et l’inscription de l’œuvre dans un autre cadre culturel, historique, social ou politique dont le résultat était l’émergence d’une nouvelle œuvre issue de « l’ancienne».

Dans la danse, les méthodes pour conduire un dialogue avec le passé se sont révélées nombreuses: de l’intertextualité par la reconstruction à la réécriture (recycling) des classiques et aussi, comme dans le cas de la danse polonaise « archéologique», la recherche des racines et de sa propre identité dans l’héritage culturel. Un an plus tard, en 2014, à l’occasion du projet Métamorphoses, soutenu par la Commission Européenne dans le cadre du programme Kultura, Anna Hryniewiecka, directrice du Centre Culturel Zamek, m’a invitée à poursuivre l’idée de rechercher les nouvelles significations de la mémoire dans la danse et à former une plate-forme de discussion consacrée à cette  question (2). Les chorégraphes et performers Olga de Soto et Martin Nachbar ont présenté leurs interventions ainsi que Małgorzata Jabłonska, théâtrologue liée à l’Université Jagellonne qui introduisait le contexte du livre de Diane Taylor The Archive and the Repertoire. Ces artistes avaient également été invités auparavant à prendre part au programme « Archives du Corps». Urheben/Aufheben de Martin Nachbar ainsi que An Introduction de Olga de Soto dialoguent de diverses manières avec les originaux des textes culturels de danse, successivement avec Affectos Humanos de Dore Hoyer et La table verte de Kurt Jooss.

Tandis que Martin Nachbar se réfère dans ses chorégraphies au discours de la mémoire et aux moyens de reconstruire les chorégraphies des archives et de les transposer au répertoire, ou plutôt en un nouveau répertoire, Olga de Soto dans An Introduction commence par étudier et rassembler toutes les traces de la première de La table verte de Kurt Jooss. Elle discute avec les témoins, accumule ses propres archives constituées de photos, de conversations, de souvenirs, de notes, de documentations, pour finalement reconstruire la réception de ce spectacle inscrit dans l’histoire internationale de la danse. Elle réunit ainsi une documentation non seulement sur la durée du spectacle La table verte dans le répertoire des théâtres du monde, depuis la première jusqu’aux temps actuels, longtemps après la mort du chorégraphe et des interprètes de la première distribution, mais elle incarne dans sa lecture performance le concept d’archives, montrant, comme Nachbar, qu’elles sont performatives et, grâce à cela, vivantes. Elle inclut dans son travail des photos et, pratique inhabituelle, invite les spectateurs à observer ensemble ces prises de vues. Elle reconstruit ainsi l’atmosphère retrouvée des années passées et les évènements qui les accompagnaient. Son travail accompli pas à pas s’apparente au processus de recherches d’un historien ou même d’un archéologue, si nous en acceptons la définition donnée par Michel Foucault selon lequel l’archéologie ne tente pas de récréer les intentions de ceux qui discouraient sur le monde, leurs pensées et leurs valeurs, mais vise à une description systématique de ce discours (3). Ainsi, Olga de Soto, racontant son travail de recherche et produisant au fur et à mesure les « preuves matérielles» successives, construit le processus de naissance du discours sur la représentation légendaire et les pratiques ultérieures de la présentation de La table verte.

En revanche, la lecture  performance de Martin Nachbar est plus proche de l’idée de mémoire incarnée, c’est à dire de répertoire travaillé à l’aide de la mémoire recueillie dans les archives, constituée de documents, de photos et d’enregistrements. Son but n’est pas de créer une reconstruction idéale du cycle de Dore Hoyer, mais de reconstruire sa chorégraphie pour créer un nouveau spectacle qui contient un fragment chorégraphique de Affectos Humanos transposé sur un corps masculin. Nous avons donc, en 2013, proposé au Centre Culturel Zamek d’abord un débat autour du « performatif » lié à la mémoire dans la danse basé, sur la pratique corporelle et, un an plus tard, une rencontre plus traditionnelle soumettant ce thème à la discussion.

Avant de passer à l’analyse plus détaillée du fonctionnement de la mémoire dans la danse, je rappellerai la modification fondamentale qui s’est opérée aussi bien dans le discours des sciences humaines concernant la mémoire que dans celui touchant la danse. Au début du XXe siècle, Rudolf von Laban, philosophe associant la pratique à la théorie, considérait que l’essence de la danse réside dans le déroulé du mouvement, le passage d’une position à l’autre, l’exécution de figures, autrement dit, l’expérience de la danse. La danse était irrémédiablement liée à l’activité, à la dynamique et n’existait pas sans ces valeurs. Ainsi perçue, la danse ne pouvait être soumise à la description, à l’analyse ou la documentation. Toute tentative de l’appréhender était vouée à l’échec car elle détruisait sa diversité, sa particularité. Elle ne rendait pas l’essence des choses. Comme si l’essence de la danse était d’être volatile, éphémère, une expérience unique que l’on ne peut éprouver que « ici et maintenant».Toute tentative de la conserver pour les générations suivantes ne serait qu’un écho, un reflet de l’événement dont on a été le témoin.

Il est vrai que l’histoire de la danse européenne jusqu’au début du XXe s’appuyait essentiellement sur la technique et la virtuosité et s’accordait avec une conception de la danse perçue comme un art basé sur une activité en accord avec des principes définis de direction du corps (les techniques de la danse). Néanmoins, il nous reste quelques traces sous forme de partitions, de photos, de critiques, de relations. Elles ne rendent sans doute pas l’essence de l’événement mais laissent des traces de ce que fut sa conception et de la description du contexte.

Au début du XXe siècle, la danse a été soumise à plusieurs redéfinitions, dont l’une élargissait la compréhension de la signification du corps, depuis le corps abstrait dansant jusqu’à la construction d’un corps social, culturel et d’un genre défini. Cette évolution s’est réalisée aussi en lien avec la pratique de la performance, présente depuis les années 70 sur la scène mondiale. Ce changement de la façon de penser la danse a provoqué une véritable révolution. La danse a cessé de se limiter à une évolution de mouvements, car le corps signifie et raconte même lorsqu’il est hors du mouvement, hors de l’action et hors des techniques de direction du corps. En outre, le cadre dans lequel s’inscrit le corps du danseur ou du performer a joué un rôle nettement plus important. Dans le contexte de la réflexion sur la mémoire, il faut aussi souligner que le corps a finalement été reconnu comme porteur de la mémoire culturelle. Il constitue en effet le lieu où s’inscrivent certaines traditions, coutumes et normes culturelles. Les deux discours cités au début de ce texte convergent lentement ici: le discours de la mémoire et le discours de la danse. L’espace commun de compréhension de ces deux domaines, présentés au début comme étrangers, s’avère justement être la mémoire culturelle. Ce terme, qui a rénové le discours sur la mémoire, est apparu dans les années 80. Il a été forgé par deux chercheurs, un couple d’égyptologues, Jan et Adelaïde Assmann. Bien que leur conception ne soit pas une transposition directe dans la danse, elle a cependant un certain terrain commun. Cette conception concerne les moyens de conserver dans la mémoire la conscience collective et les traces des cultures passées.

L’écriture et la parole se situent, certes, au centre, mais le corps apparaît comme l’un des éléments porteurs de mémoire, plus précisément les comportements, les attitudes et les modèles corporels qui incarnent la situation sociale. Ils constituent ainsi une documentation incarnée concernant les coutumes et les traditions. Ils peuvent être également la première trace servant à reconstruire les structures et les relations sociales. Dans ce cas, ce n’est pas seulement le lieu de convergence du discours de la mémoire et de la danse mais aussi une rencontre avec l’anthropologie pour laquelle le corps et la façon de le conduire dans le quotidien sont une excellente source d’information sur l’homme, ses habitudes et son comportement. Il pourrait s’avérer ainsi, de manière inattendue, que la danse, qui prend en compte le corps social, soit l’un des principaux points d’appui et instruments majeur de la mémoire culturelle.

Le corps, perçu comme le lieu d’inscription des comportements et du passé, se place maintenant tout près de la notion d’archives conçues traditionnellement comme le lieu – le plus souvent une institution – où, de manière ordonnée, l’on rassemble les traces, les documents, les objets, les fouilles archéologiques témoignant du passé qui permettent de le reconstruire et de le conserver.

On parle de plus en plus souvent d’archives performatives en référence à la tradition des pratiques corporelles qui commémorent ou conservent en mémoire certaines procédures, non par l’inscription ou la description sur papier, papyrus ou autres matériaux, mais par le scénario des comportements et des actions. Les archives performatives sont aussi des archives dans lesquelles les documents rassemblés s’éclairent mutuellement ou peuvent influer sur un changement de reconstruction des évènements du passé.

Les Assmann dont il a été question plus haut, sont en accord avec l’auteur de la nouvelle recherche historique, Hayden White et la théorie de Michel Foucault. Celui-ci affirme que les archives qui conservent les traces et les objets constituant un fragment de la mémoire culturelle, sont une construction sociale (comme la narration historique elle-même) créée, triée, ordonnée par les experts qui gèrent leur contenu.

La danse peut-elle être un élément d’archives? Puisque la danse a durant des années fonctionné dans le discours public et académique comme inapte à la mémorisation, à l’archivage sans altération de son image et de sa qualité – en accord avec le principe selon lequel il s’agit d’un art privé d’artefact qui n’existe que « ici et maintenant» durant sa création et son exécution – alors on peut considérer qu’on na pas besoin d’archives, que ce sont des notions fondamentalement antagonistes. C’est cependant contraire à la réalité, car des centres de ce type conservent des photos, des partitions gestuelles, des costumes, des enregistrements, des notes, des biographies, des critiques, et toute sorte d’autres documentations qui peuvent éveiller l’imaginaire et tenter de combler la place vide, le trou de la mémoire. Grâce aux matériaux rassemblés, on peut reconstruire les parties manquantes en se servant des fragments conservés et des vestiges culturels. Les archives conservent en effet les connaissances sur le passé et, ce qui a déjà été maintes fois souligné par les philosophes et les sociologues, contrairement à l’opinion répandue, elles ne sont pas des institutions au regard neutre mais sont souvent liées au discours du pouvoir. C’est sans doute pour cela que la majorité des entretiens et des débats qui tournent autour du passé, de l’héritage culturel et de la tradition débouchent sur l’expression de questions liées à l’identité. Les recherches de racines doivent conduire à des découvertes qui renforceront les liens culturels d’une société donnée.

Dans le cas des spectacles cités de Olga de Soto et Martin Nachbar, cet aspect identitaire n’est pas soulevé. Parmi les spectacles présentés lors du programme « Les Archives du Corps», les pratiques des chorégraphes polonais Mikołaj Mikołajczyk, (élève de Tomaszewski, le maitre de la pantomime) dans Projekt: Tomaszewski ainsi que celles de Kai Kołodziejczyk dans Brith Out, semblaient axées sur la recherche dans la tradition d’aspects identitaires. Mais cet aspect existait plus dans le commentaire des curateurs que par une décision intentionnelle des artistes. Mikołajczyk parlait de son maitre Henryk Tomaszewski, créateur de l’idée du mime collectif et fondateur du Théâtre de la Pantomime, dans le contexte de son propre chemin créateur.

Il est intéressant de noter que l’histoire privée et l’expérience de Mikołajczyk pourraient servir d’exemple d’une pratique plus large dans la danse polonaise, pratique toujours méconnue. Les recherches sur la danse de théâtre polonaise sont, en effet, restées pendant de nombreuses années dans l’ombre, puisque, par principe, la danse n’était pas discursive. Ce n’est qu’actuellement que l’on tente de créer un discours et une reconstruction de l’histoire de la danse polonaise contemporaine. Il semblerait que l’une de ces voies à découvrir soit justement celle de l’influence de la pantomime sur la naissance de la danse contemporaine en Pologne, à côté du ballet et de la danse folklorique. Pour rester sur la danse folklorique on peut s’arrêter sur la chorégraphie de Kai Kołodziejczyk, Brith Out, qui se référait également à une tentative de reconstruction d’une chorégraphie légendaire, Krzesanego de Conrad Drzewiecki, le fondateur de la première troupe polonaise de danse contemporaine Polski Teatr Tanca (1973) qui fonctionne encore aujourd’hui.

La première de Krzesanego a eu lieu en 1977, et la chorégraphie mêlait des éléments de danse moderne, de ballet et de danse populaire des montagnards. Kołodziejczyk a travaillé dans les archives sur les partitions de Krzesanego. Durant ce travail, l’une des étapes était d’abord leur reconstruction puis leur déconstruction. Kołodziejczyk, comme Nachbar, a créé une nouvelle forme, exploitant et transformant comme un « recycling», le matériau historique de Drzewiecki. Au final, il reste l’installation où, dans un espace blanc stérile, type white cube, cinq personnages dispersés dansent. Kołodziejczyk, d’une manière différente de celle de Martin Nachbar et Olga de Soto, fuit devant la narration verbale et le discours, misant tout sur la seule pratique qui incarne la transmission, si bien que l’on perd quelque peu la signification de ce Krzesanego transformé qui devient un matériau, un simple support de construction complètement transparent, presque méconnaissable pour un spectateur moyen. Dans son installation, Kołodziejczyk pose aussi bien le problème de la réalité de la reconstruction que la relation entre la culture pop et le folklore.

Une autre réflexion intéressante dans la thématique de la reconstruction est proposée dans le travail de Janez Janša, chorégraphe slovène, par son spectacle Fake it (le spectacle ne faisait pas partie du projet « Archives du corps»). Fake it est la présentation de citations de fragments de quatre chorégraphies, œuvres cultes de l’histoire de la danse, et étapes majeures de sa conception – celles de Pina Bausch, de Trisha Brown, de Tatsumi Hijikata et de Steve Paxton. Les danseurs de Janša reconstruisent les dispositions chorégraphiques reconnaissables dès le premier instant. Leurs intitulés sont d’ailleurs accompagnés du commentaire : fake. Le chorégraphe ne met pas en discussion le processus même de l’assemblage et de la préparation de la reconstruction des fragments de chorégraphies. En outre, durant le spectacle, les danseurs enseignent aux spectateurs volontaires ces courtes parties de mouvements qui sont ensuite intégrées dans la présentation. Sont en question ici, la valeur de cette reconstruction face à l’aura de l’original ainsi que la personnalité des exécutants. Le fragment de Café Müller dansé par le spectateur est-il effectivement le même Café Müller exécuté par Pina Bausch? Janša pose un commentaire ironique sur les lois du marché dans lequel fonctionne la danse et souligne l’importance du cadre dans lequel nous situons la danse contemporaine, contexte qui en modifie complètement le sens.

Les exemples cités ici n’épuisent pas la thématique de la mémoire dans la danse qui se développe en s’appuyant sur des disciplines comme la neurobiologie, l’anatomie, les trajectoires de la mémoire du mouvement, la mémoire corporelle, le discours culturel et philosophique ainsi que les réflexions sur la nature de la mémoire et sur les méthodes de description et de documentation sur la danse. Ce texte constitue plutôt une introduction à des réflexions ultérieures sur le changement de perception de la danse face à la mémoire et les possibilités de la performance dans le contexte des archives, du répertoire et des reconstructions de danses.

Anna Królica, La mémoire dans la danse, Alternatives Théâtrales Hors Série #16 — Métamorphoses (PL, BE, FR),  Sept 2014

Traduction: Traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska.

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(1) http:/www.zamek.poznan.pl/sub,en,343,archives-of-body.html 
(2) http:/www.zamek.poznan.pl/sub,en,327,m%C3%A9tamorphoses.html
(3) Michel Foucault, Archeologia wiedzy, Warszawa, 1977.