Pascale Viscardy
SUR UN FIL, TENDU

Tissée de part en part telle une déambulation plurielle répondant ainsi à l’appellation proprement dite du Musée, la nouvelle exposition articulée par Laurent Busine convoque les sphères conjuguées de la sculpture, de la vidéo de même que celle de la danse et du design industriel en un cheminement qui requiert une immersion totale en les champs croisés du physique au mental, du sonore au visuel.

Six œuvres balisent ce parcours avant tout comme une expérience, celle-ci relevant d’une mise à l’épreuve de nos modes perceptifs s’inscrivant salle après salle dans une réflexion sur le caractère pluridisciplinaire d’un musée aujourd’hui. Six œuvres réunies encore sous le commentaire de son commissaire : “en raison de leurs pouvoirs extrêmement aigus de suspendre le temps, d’en indiquer la fragilité et la possible brisure : la blessure voire la mort. Si des corps sont liés par quelque fil – visible ou non – c’est parce qu’ils peuvent aussi, suivant une tension soudaine, une brutale énergie s’en libérer et les faire voler en éclats au risque de leur propre perte.” (1) Un parcours sur le fil donc, qui emmêle les fils d’une mémoire à l’œuvre inscrite à même la “peau” en une sélection rigoureuse qui consacre l’ancrage de chaque œuvre dans les spécificités de sa discipline en une confrontation qui postule d’un dialogue pluriel marqué en une confrontation qui postule d’un dialogue pluriel marqué du sceau de cette tension qui innerve chacune des propositions.

Ainsi, l’œuvre magistrale d’Olga de Soto (2), entame-t-elle l’appréhension des différentes propositions se déployant chacune en une salle dévolue. Captation vidéo d’une création chorégraphique qui rassemble trois “solos accompagnés”, définis si justement comme tels par l’artiste, Incorporer ce qui reste ici au cœur (3) concentre des états de création qui, mis bout à bout, constituent une suite déployée en un seul programme et dont l’agencement  chronologique de leur nom induit le titre de l’ensemble voué encore à se développer.

Se nourrissant d’une mémoire collective intrinsèque au collectif avec lequel elle travaille, Olga de Soto invite à investir un territoire où la trace, ces creux inscrits à même les corps, occupe une place fondamentale. Et l’artiste de désigner l’essence même de son travail par une inlassable interrogation de l’intention du mouvement et de la pensée qui précède celui-ci ou l’accompagne.

Il s’agit d’investir des actions communes à tous, littéralement incorporer et donc, faire corps avec ces fluides nécessaires à la vie que sont l’air et l’eau, déjà présents dans sa partition précédente (Éclats mats, 2001). Respirer, boire… À partir de ce rien invisible, se tisse une architecture fragile et éphémère qui évolue tout au long de la pièce en une approche primaire des éléments et des objets essentiellement transparents qui tendront peu à peu à s’opacifier. Suit alors, dans un constant va et vient entre les actions au présent pour poursuivre l’incorporation en partant, faire évoluer les éléments et le travail de la mémoire des expériences précédentes, cet intangible définissant une temporalité tantôt contractée, tantôt dilatée.

La troisième écriture concentre le propos jusqu’au ressenti, ce qui reste, au cœur du travail en un rendu sensible porté par les accompagnateurs dans un renversement de l’espace déployé. L’architecture invisible (transparente) de la première partie fait place au fur et à mesure à toute une série d’actions de recouvrement donnant ainsi naissance à un rendu visible par la peinture en une tension qui reste palpable tout au long des 75 minutes que dure l’ensemble de la pièce.

Éminemment plastique, minimal et quasi conceptuel, Incorporer ce qui reste ici au cœur invite à l’introspection, à  ce souffle retenu qui taraude chacun de nous et illustre de manière passionnante les propos de Laurent Busine : “Tout corps, tout être, est potentiellement capable d’être le moteur d’une explosion qui puisse bouleverser l’univers quand il transforme et brise les liens physiques, sociaux ou culturels qui le retiennent dans une convention établie ou une prison fermée ; alors les corps peuvent s’envoler et s’abstraire des lois, fussent celles de la pesanteur.” (4)

Ces propos résonnent encore à la vision de l’œuvre de Luciano Fabro I Prigioni (1994). Deux corps figurés dans le hiératisme de deux plaques de marbre polies venant enserrer un tronc d’arbre. Un véritable alliage de tous les temps dans une conception de l’enchaînement qui enjoint à une tension funeste, véritable passage d’énergie entre l’homme et la nature en une allégorie puissante. L’artiste, récemment décédé, nous dit encore : “La forme est une pose dans le temps”, pour lui, la mémoire crée le présent et le corps est le lieu dans lequel elle s’exprime... Puissant, le langage rencontre les rapports de force intrinsèques des matériaux mis en œuvre nouant ainsi un dialogue réactualisé avec les fables sublimes du passé.

Le rapport duel est une nouvelle fois éprouvé en la vidéo de Sophie Whettnall, Shadow Boxing (2004). Saisissante, celle-ci met en scène l’artiste à l’instar d’un punching-ball stoïque face à l’agression d’un boxeur dont les coups de poing n’atteignent tout juste pas la cible incarnée. Le souffle de l’effort physique de même que le déplacement d’air des mouvements du boxeur sont les seules empreintes qui se déposent à même le corps impassible de l’artiste ignorant les dangers qui l’accablent. Expérience des limites, cette confrontation révèle la puissance de la force mentale face à l’agression, argue d’une position que l’on pourrait aisément traduire en métaphore de l’être humain dans sa relation au monde. Toute en tension dramatique, on reste donc sur le fil d’une possible brisure et d’un corps qui tente de s’abstraire en des moments suspendus jusqu’au point de rupture, sans doute…

Poursuivant l’exploration de cette dialectique, Xavier Lust, designer, signe la mise en œuvre d’un dialogue toujours aigu entre différents prototypes qui allient forme pure et symbole dans un rapport de séduction non dénué d’humour. L’Archiduchaise et l’Xst (2004-2007) se font face. Soit, deux interprétations libres, deux (dé)formations de surfaces qui dessinent des sièges épousant tantôt les formes courbes d’une chaise du 17/18e siècle et tantôt celles d'un tabouret royal, symbole du pouvoir masculin !

Habitée d’un continuum sonore, la traversée attentive et contemplative de la salle longitudinale du musée, littéralement réinventée par la musique ethno-électroacoustique du compositeur belge Henri Pousseur est le fruit d’un dispositif minimal qui donne toute amplitude sonore aux Paysages planétaires (2000) et au Carillon brabançon qui les introduit. Issus d’une captation de sons concrets retravaillés en studio, ces extraits sont accompagnés d’une structure poétique et isomorphe de Michel Butor, le complice de toujours. Celui-ci imagine vivre ces voyages imaginaires comme en lévitation laquelle prendrait la forme d’un satellite, un point fixe en dessous duquel la terre continue de tourner enregistrant le mouvement musical planétaire de toutes les régions qui défilent sous ses pieds. Le mot, expérience, prend ici tout son sens donnant corps à une architecture sonore et mentale qui dessine une texture à coloration multiple qu’il convient d’investir dans toute l’amplitude de son spectre.

Enfin, en écho à cette apesanteur sonore, le parcours se clôt tel un éternel recommencement sur l’installation La Sauteuse/Lapsus n°1 (2002) de Sylvie Blocher. Un dispositif mettant en œuvre la projection en décalage sur trois écrans de la chorégraphie des images de la sauteuse qui, portée par les demandes incessantes de l’artiste, succombe à la tentation d’un lâcher prise sur la maîtrise de son corps et tente alors l’abandon à la limite du déséquilibre, de la chute et, ce faisant, la lie de façon fulgurante à l’artiste : “Nous devenons comme les dissidences d’un même corps, deux identités exposées.” Démonstration réussie sur la corde raide d’une épreuve riche de sens quant aux leitmotivs interrogés sans relâche par l’artiste : l’altérité, la singularité, l’autorité et le pouvoir.

Outre la singularité de chacune des pratiques à l’œuvre, il émane de ce parcours comme une respiration sur le fil tendu de la pensée, un exercice d’équilibre réussi qui convoque tous les antagonismes pour mieux encore questionner cette quête de complétude en prise avec la création.

Une exposition qui s’inscrit durablement pour autant qu’on prenne le temps de l’éprouver au contraire de certaines autres à consommation rapide…

Pascale Viscardy, Sur un fil, tendu, L'ART MÊME n° 36, 3e trimestre 2007

(1) Extrait du dossier de presse de l'exposition
(2) Chorégraphe en résidence à La Raffinerie (Bruxelles)
(3) Presenté dans la Biennale de Charleroi Danses, les 23 et 24 Mars 2007
(4) idem 1

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