François Prost
MÉMOIRE DU SPECTACLE, SPECTACLE DE LA MÉMOIRE / OLGA DE SOTO : DÉBORDS - RÉFLEXIONS SUR LA TABLE VERTE 

Du 22 au 24 novembre 2012, la chorégraphe Olga de Soto a présenté au Centre Georges Pompidou un spectacle en hommage au ballet de Kurt Jooss La Table Verte (créé en 1932), dont sa voix ‘off’ explique en ouverture qu’il est, de tous les spectacles de danse, celui qui l’a le plus marquée.

Dans le contexte de la montée du nazisme, le ballet évoquait, à partir de l’inanité, grotesque et grimaçante, des pourparlers diplomatiques européens, l’inéluctabilité de la guerre, et les diverses facettes de la tragédie en quoi elle consiste : le cynisme ou l’aveuglement du politique, l’inépuisable cupidité du profiteur, l’héroïsme du résistant, et dominant tout bien sûr l’omnipotence de la mort.

La création d’Olga de Soto déroute, au premier abord – il est vrai aussi que la présentation faite par le Centre maintenait un certain flou sur sa nature, qui a sans doute induit nombre de lecteurs à s’attendre à un ballet, simplement créé ‘en hommage à’ ou ‘en dialogue avec’ l’oeuvre source. D’où, du côté du public, un nombre non négligeable de départs anticipés. Bien à tort, car s’il est vrai que l’ensemble laisse peu de place à l’expression corporelle des artistes présents sur scène, c’est aussi que l’intérêt est ailleurs, et bien là.

Pour l’essentiel, la composition procède par enchaînement de séquences filmées, projetées sur divers surfaces fixes ou mobiles, et empruntées à des interviews d’anciens collaborateurs et danseurs du ballet, qui évoquent à la fois leurs souvenirs de ce moment de leur carrière et partagent leur interprétation de l’oeuvre, et le ou les sens que selon eux celle-ci portait alors et continue de porter aujourd’hui. La variété des surfaces de projection (écrans, panneaux, miroirs) ; leur mobilité ou leur fixité ; l’accompagnement ou non de ces images secondes par la présence et le mouvement des danseurs sur scène ; de même enfin la pluralité des langues parlées (anglais, français, allemand, espagnol) : tout forme un ensemble parfaitement maîtrisé, jamais désordonné ou confus, qui manifeste la richesse de signification d’une oeuvre majeure, et aussi la profusion des regards et des discours qu’elle peut susciter, tant pour et par la réflexion présente que dans le souvenir.

Car l’oeuvre d’Olga de Soto est d’abord un travail sur la mémoire, une mémoire qui se présente ‘en strates’ : il y a au fond de tout l’ensemble le souvenir du ballet lui-même, qui est la raison d’être de l’oeuvre présente, mais aussi, de façon complémentaire, la mémoire différente de ceux qui en furent les acteurs, et qui elle-même se dédouble en mémoire de la participation à l’oeuvre et mémoire de l’époque qui la porta.

Ce sont donc des gens âgés qui transmettent la mémoire tantôt nostalgique tantôt douloureuse, jamais indifférente, d’un temps passé, à une autre artiste plus jeune, et à travers elle à un public par nature indistinct, mais qui par contraste se définit sans doute comme plus jeune également ; et c’est une mémoire qui joue constamment des modulations de l’exactitude, parfois estompée par l’éloignement, et de la subjectivité, toujours aiguisée par l’émotion, jusqu’au bord des larmes.

À cela s’ajoute enfin la sollicitation de la mémoire des spectateurs : pour un nombre sans doute restreint d’entre eux, bien sûr le souvenir du ballet. Mais l’un des aspects les plus remarquables de l’oeuvre d’Olga de Soto est qu’il ne soit pas nécessaire d’avoir vu ni même de connaître au préalable La Table Verte. Car à mesure que les intervenants évoquent cette oeuvre qu’ils connaissent, eux, parfaitement, une mémoire en quelque sorte de substitution joue son rôle chez le spectateur même ignorant : ce sont d’abord les souvenirs d’autrui qui peu à peu fabriquent dans l’esprit une image, propre à chacun, de ce qu’a pu être l’oeuvre : alors, ce sont exclusivement les mots qui créent l’image fictive d’un spectacle de danse, soit l’image d’une forme d’expression qui, précisément, se passe absolument de paroles.

En outre, cette image s’élabore elle-même à partir d’autres souvenirs propres au spectateur : souvenirs d’autres spectacles, éventuellement, mais aussi souvenirs de traces du passé historique évoqué et de faits analogues à ceux mis en scène (à travers des images d’archives, par exemple), enfin mémoire également d’autres oeuvres dont La Table Verte évoque elle-même le souvenir : par exemple, s’offrent spontanément à l’esprit pour donner consistance à l’évocation du ballet, d’un côté, les Danses macabres de la peinture médiévale, et de l’autre côté, contemporains de la création de La Table Verte, les tableaux de l’expressionnisme allemand évoquant la guerre de 1914-1918 ou le climat délétère de l’entre-deux-guerres (comme O. Dix ou G. Grosz).

La combinaison des images, remémorées ou suscitées, et des différents discours, portés par des figures comme éparpillées sur diverses surfaces, tisse ainsi une trame qui est à la fois récit, évocation, interprétation. Les diverses versions se recoupent ou se complètent, parfois aussi offrent des variations entre elles, du fait de l’oubli ou de la fluctuation du souvenir, aussi sans doute sous l’effet de la polyphonie des différentes langues employées, et de la divergence des points de vue selon l’histoire personnelle de chacun, sa nationalité, sa sensibilité propre.

L’ensemble s’offre alors, à bien des égards, aussi en concert de l’Europe dans ce qu’elle a de meilleur. Notamment, on est impressionné par la maîtrise de la parole des différents intervenants, leur capacité à formuler une pensée claire, à construire une narration, à décrire leur expérience comme à dessiner des tableaux, en transmettant l’émotion sans la laisser créer la confusion. Et sans doute y a-t-il dans cet art du discours un héritage classique proprement européen qui est par lui-même acte de résistance à la dissolution du discours caractéristique des fascismes, et qui était dénoncée dans le cas du nazisme, par exemple, dans les textes de Joseph Roth, à l’époque de la création du ballet (articles réunis dans La filiale de l’Enfer. Écrits de l’émigration, tr. C. de Oliveira, Paris, Seuil, 2005).

Loin de se réduire à un documentaire, le travail d’Olga de Soto constitue donc bien une oeuvre à part entière, qui elle-même interroge ce que c’est qu’une oeuvre d’art, et ce que c’est qu’une expérience artistique, à la fois pour les artistes qui la créent et pour le public qui la reçoit. Elle permet de réfléchir aussi bien sur l’ancrage profond de cette oeuvre dans son temps et son contexte, mais aussi ce que peut être un ‘message’ universellement valable. En ce sens, les époques se superposent ou se croisent volontiers. Ainsi, par exemple, dans l’une des plus fortes séquences, lorsque l’intervenante, qui avait fui le nazisme avec sa famille en Angleterre, évoque, encore bouleversée, ce qu’a représenté pour elle de danser le ballet peu après la fin des hostilités dans l’Allemagne détruite par la guerre. De fait, pour le spectateur contemporain, les évocations du ballet peuvent tout aussi bien s’appliquer à la deuxième guerre, postérieure à la création de l’oeuvre, et ce sont souvent des images de ce temps d’après qui viennent à l’esprit, comme aussi celles des présents conflits. Toute guerre est La guerre, et les figures de La Table Verte continuent inlassablement de danser sur le monde.

François Prost, Mémoire du spectacle, spectacle de la mémoire, Boulles de Savoir, 6 janvier 2013 (FR).