Francis Cossu
L'ŒIL ÉCOUTE

Son écriture est rapide, précise, nerveuse, ludique et sensible. À l’écoute de compositeurs contemporains, Olga de Soto cultive la musique des corps, des espaces et du regard.

Quand elle commence un projet, Olga de Soto aime bien s’entourer. De compositeurs : «Je ne crois plus à l’omnipotence de votre sempiternel do, ré, mi, fa, sol, la, si do » (Debussy). D’auteurs : « Il y a un concept qui désaccorde tout les autres. Je ne parle pas du mal dont l’empire limité est l’éthique ; je parle de l’infini » (Borges). De paradoxes : « La flèche qui vole est, à chaque instant et à chaque point de sa trajectoire, immobile. Car, à chaque instant, elle occupe un espace égal à elle-même, et si l’on admet que chaque durée et chaque étendue sont composés d’éléments indivisibles (points et instants), alors la flèche, nécessairement, doit être tout le temps et partout en repos » (Zénon d’Élée).

Le mouvement n’existe pas ? Un défi chorégraphique qu’Olga de Soto relève. Pré-texte à une geste esthétique. Le point d’ancrage de ses réflexions ? La musique des corps, des espaces et du regard. Là où ça travaille ? La mémoire.

Structure fragmentaire. Partition chaotique de l’immémorial. Résurgence des traces du vécu dans l’instant. Présent. C’est là qu’Olga de Soto va fouiller. Chez Israël Rosenfield aussi : « La mémoire n’existe pas sans contexte. Et comme celui-ci est voué, par la force des choses à changer constamment, il ne peut en aucun cas y avoir de mémoire fixe ou absolue. Hors du présent la mémoire n’existe pas ».

« L’analyse musicale a joué un rôle primordial dans les différentes pièces que j’ai pu créer jusqu’à aujourd’hui ». Dans les vertus architectoniques de la musique, Olga de Soto puise la force de reconstruire ce qui échappe. Et la mémoire du corps. Son impact dans l’espace. À l’écoute du mouvement.

Elle est immobile dans Murmures. Seule dans Le silence du futur de Denis Pousseur. Se lève. Tend le bras. Vers le haut. Regarde. Le mouvement est connu. Il a longtemps circulé à l’intérieur. Où va-t-il ? Hors le corps, quel est son territoire ? La vibration : « L’espace se vide pour qu’une pensée vienne (…) pour écouter ce qui en moi vacille. » Interrogé. De sa capacité à faire vibrer le mouvement. Comme un son, lâché en plein silence.

Dans Strumentale, la corde de la contrebasse répète une note. Inlassablement. Les mouvements de l’archet créent les harmonies. La danse va en prendre le chemin. En silence. Olga de Soto, Pascale Gigon entrent. Dans un espace blanc. Elles commencent. Gestes lents. Appuyés. Qui s’étirent. La lumière est aveuglante. Les phrases se raccourcissent. Se tendent. Les corps se durcissent. Gardent leur lenteur, de plus en plus difficilement. Les danseuses ne respirent pas. Privées de souffle. La scène s’agrandit. Les noie dans la lumière. Le regard tente de les sauver. Ne pas les perdre de vue, dans cet éloignement. Au cas où…

L’angoisse reprend : « Imaginez une forme avec un enchaînement de tensions et de repos dont on aurait enlevé les temps de repos. » On cherche les corps. La faible lumière sur le plateau n’est pas une aide. Mais « une indication pour se perdre ». Une « tendre barbarie » fait écho aux Sei quartetti brevi de Salvatore Sciarrino. C’est le noir de Seuls bruits des corps entre eux. Il faut écouter, maintenant. Du regard. Les yeux se plissent pour s’habituer à la pénombre et déceler une présence : « ce que l’on ressent ne se perçoit pas en tant que tel, il ne reste qu’un mouvement énigmatique d’accélération et de décélération, de pulsations périodiques ».

Ils sont vivants, les corps. Protégés par la pénombre. Inaccessibles ? Le regard s’invagine. Tente de comprendre. De l’intérieur. Fabrique un lien. Souterrain. Plus de médiation entre la danse et le regard. Tout se passe d’autres espaces. « Le regard nous relie au monde comme un espace toujours transitoire. En évolution constante. »

Et toujours de nouveaux horizons, Winnsboro Cotton Mill Blues, « succession violente d’accords se modulant et se transformant, explosant et se propageant, qui se ramifient en un tissu fait comme de réminiscences, de traces laissées, de points potentiels de nouveaux départs ». La danse du chant des travailleurs n’a pas oublié d’où elle vient. De la révolte. Les pieds sont enracinés. Le bassin concentre les énergies. De la musique, bien sûr. Celle de Frédéric Rzewski. Deux pianos, deux partitions, deux danseuses. Pas de note à note dans cette transcription corporelle. Exploration musicale de cet « être présent ». Défi établi avec le rythme, « du rapport au temps à travers l’espace ».

Quand l’œil écoute. Il y a tout ça dans Paumes. Et plus. Un balancier rythme la course des corps, menace d’un autre mouvement. Lent. Rituel de la quête qui se poursuit dans autre, sa prochaine création : « ici c’est l’intermédiaire qui importe. L’entre-deux. La distorsion. L’écart. Le déplacement sémantique entre l’un et l’autre ».

Francis Cossu, L'œil écoute, MOUVEMENT, mars-mai 1999.