Jean-Jacques Delfour
CORPS MEMBRANES

Ce duo, Hontanar, en espagnol « lieu d'où surgissent les sources », est une expérience d'étrangeté, entre inquiétude et apaisement.

Le spectateur doit organiser deux plans de perception. L'un, gestuel, où les deux jeunes femmes se meuvent avec lenteur, debout, puis au sol, puis contre le mur, escaladant celui-ci tête en bas. L'autre, sonore, où des rochers roulent précautionneusement, écrasant avec application quelque chose comme du verre ou du sable, dans une mélodie infinie et matérielle, insinuant l'angoisse de la blessure à force de frottement. La caractéristique de cette ambiance sonore, c'est que précisément elle ne forme pas espace, elle n'entoure pas comme peut le faire habituellement la musique. Ce roulement crissant et guttural de sons retentit comme si l'on pouvait coller son oreille de l'autre côté de la peau, lorsque celle-ci est frictionnée, grattée, raclée. Ce son a un effet microscopique, il rétrécit l'espace de l'audition pour le concentrer, le réduit à un point minuscule où le bruit est démesurément amplifié.

Cette distorsion de l'espace auditif, à laquelle répond une imagination exiguë du corps, comme découpé en lamelles, à la limite « punctiforme », pourrait avoir un pendant dans l'expérience commune : mâcher quelque chose de très cassant, pain sec grillé, bonbon acidulé, fait un bruit qui résonne dans le crâne. Ce mouvement sonore est la source d'un impossible extase, intérieure, une « intase », verbigération des os tenue enclose dans le pharynx. « Nous avons conçu la danse à partir de l'image introspective d'un corps dans l'espace et de son rapport à l'autre », indiquent les chorégraphes… Que peut être l'image introspective du corps sinon son écho acoustique, les aspects sonores des sensations cœnesthésiques ?

Comment admettre les danseuses qui, en bleu de travail, dessinent trois plans, le premier, sans surprise, vertical, conformément à la norme dominante, le second, horizontal, où les figures, données debout, sont comme aplaties, raccourcies, le troisième enfin, contre le mur qu'elles escaladent à l'envers, dans une phrase « grimpée-coulée », disent-elles, tête en bas, renversant le monde, déjouant la pesanteur ? Elles parcourent ces trois plans en boucle, comme le son ; la manipulation visuelle des dimensions de l'espace renvoie à la distorsion acoustique de l'espace auditif.

D'où une fluctuation, un jeu d'appels et de réponses, entre les danseuses et le son, comme entre la nymphe Écho et Narcisse : alternance de répétitions, répétition d'alternances. Le visuel et l'auditif sont comme deux lignes sur une même portée. D'où jouissance.

Jean-Jacques Defour, Corps membranes, CASSANDRE : Culture(s), Politique(s) et Société(s) No. 18 (FR), Septembre-Octobre 1997