Denis Laurent
CE QUI MEURT EN NOUS, ET CE QUI VIT EN NOUS

Formée en Espagne, puis au Centre national de danse contemporaine à Angers, OLGA DE SOTO s’établit en Belgique en 1990. Travaillant pour divers chorégraphes, elle débute aussi rapidement un travail de création axé sur la re- cherche et l’écriture chorégraphiques, souvent en dialogue avec l’étude d’œuvres musicales de compositeurs contemporains. A partir du début des années 2000, son travail prend une nou- velle direction, dans laquelle la danse, si elle oc- cupe toujours une position centrale (plus, sans doute, que dans beaucoup de spectacles dits “de danse”), semble pourtant quitter toujours davantage la scène sous sa forme “incorporée”. Son travail se concentrera dès lors sur le thème de la “mémoire”: la mémoire corporelle, mais aussi la mémoire perceptive, celle des specta- teurs comme celle des danseurs.

Le mouvement et sa trace

Germée depuis une graine du spectacle Éclats mats créé en 2001, la série de “solos accompagnés” Incorporer ce qui reste ici au dans mon coeur s’est développée en cinq étapes entre 2004 et 2009. Explorant la question de la trace laissée par le mouvement, cette œuvre éminemment plastique marque un certain retrait, ou plutôt un déplacement, de l’écriture chorégraphique. Dans ce spectacle, et plus encore dans histoire(s) créé en 2004, le mouvement s’invisibilise tout en restant au cœur du propos. Et d’exposer ainsi la question de la mort inhérente aux “arts vivants”.

“Vidéo-performance chorégraphique” histoire(s), fait renaître Le Jeune Homme et la Mort, ballet mythique créé sur un argument de Jean Cocteau, à travers la mémoire de ceux qui ont assisté à sa première représentation au Théâtre des Champs-Elysées le 25 juin 1946, au lendemain de la guerre. Olga de Soto a patiemment recherché ces spectateurs, les a interviewés et a renvoyé leurs souvenirs et émotions vers les écrans d’un plateau de théâtre. La dramaturgie du spectacle est construite autour d’une absence, d’un désir, d’une frustration : le ballet lui-même n’est jamais donné à voir ; le mouvement est passé dans la tête, filtré par les histoires personnelles et collectives. Quelles sont les traces qui imprègnent encore la mémoire d’un public, bien longtemps après que s’est évanouie l’œuvre dont il fut le témoin d’un soir ?

Déplacement chorégraphique

Des spectacles comme histoire(s) posent la question de la frontière entre les disciplines. Construit sur un dispositif d’écrans, il semblerait se rapprocher de l’installation vidéo. Pourquoi alors, pourrait-on se demander, conserver les codes de la représentation théâtrale ? Et Olga de Soto s’est posée la question. A partir du matériel qu’elle avait récolté, elle aurait pu décider de ne réaliser qu’un film ou une installation muséale – une version filmique existe d’ailleurs, et la chorégraphe a créé par le passé des installations-performances qui renoncent aux conditions temporelles et spatiales du spectacle –, mais dans ce cas-ci, il lui semblait essentiel de conserver l’écrin de la scène, car elle désirait justement travailler sur ce qui constitue le théâtre. Dans un premier temps, Olga de Soto voulait écrire un mouvement chorégraphique des corps en contrepoint scénique au matériel filmé. Mais au fil de la création, il lui est apparu que le projet imposait qu’elle fasse le deuil de sa danse. Ce qui ne signifie pas qu’elle a renoncé à la chorégraphie : une prise de conscience à laquelle cette expérience l’a menée, et qui allait bouleverser sa façon de travailler, est que le montage d’une image filmée peut aussi être de l’ordre du chorégraphique. histoire(s) convoque par ailleurs un travail de l’espace autant que du temps, et ne renonce pas au corps performatif. Si les “danseurs” y ont un statut singulier, ils n’en jouent pas moins un rôle dramaturgique essentiel : ils sont les porteurs de l’image, au propre comme au figuré, vecteurs du dispositif qui permet la transmission de la mémoire ; mais aussi, ils sont les écrans sur lesquels peut se projeter l’imaginaire des spectateurs. histoire(s), ou ce qui meurt en nous, et ce qui vit en nous.

Avons-nous encore une danse pour danser les thèmes de *La Table Verte ?

Après cette expérience, qui a donné naissance à un spectacle aussi intelligent que sensible, Olga de Soto a voulu approfondir sa recherche sur la transmission de la danse en se penchant sur une autre œuvre clé du XXe siècle, La Table verte du chorégraphe expressionniste allemand Kurt Jooss. Importante, cette pièce l’est pour sa signification artistique (elle fonde le tanztheater), mais aussi pour sa signification politique : créée en 1932, quelques mois avant la prise de pouvoir d’Hitler, elle apparaît comme un pamphlet contre le capitalisme à outrance, le fascisme et la guerre.

La Table verte est l’une des œuvres chorégraphiques les plus jouées de l’histoire. Représentée plus de mille fois par la compagnie de Kurt Jooss, et reprise par maintes autres compagnies jusqu’à nos jours, elle s’est disséminée à travers les frontières spatiales et temporelles pour acquérir des significations sans cesse différentes selon le contexte. A l’époque de la dictature chilienne, par exemple, elle a joué un rôle majeur dans le développement d’une danse contemporaine de résistance.

Si histoire(s) n’était construit que sur la seule mémoire du public, Olga de Soto à cette fois décidé d’élargir son champ en recueillant les témoignages de spectateurs autant que de danseurs de la compagnie de Kurt Jooss qui ont incarné l’œuvre à travers les décennies. Son infatigable travail de détective – il a fallu des années pour retrouver la trace de certains témoins –, qui l’a menée de l’Allemagne au Chili en passant par les Pays-Bas, la France et la Grande-Bretagne, a donné naissance à un matériel extraordinaire : soixante-sept heures d’interviews filmées, souvent d’une force bouleversante. Comme l’explique la chorégraphe, La Table verte est une œuvre qui ne cesse de déborder de son contexte (tant de représentation que de réception). Pour les individus qui l’ont joué comme pour ceux qui l’ont vu, dont beaucoup ont directement été touchés par la guerre et la fascisme, il est quasiment impossible de se remémorer le spectacle sans le relier à leurs propres expériences individuelles et collectives. Et c’est là que gisent les questionnements fondamentaux du travail d’Olga de Soto : comment évolue une œuvre au sein de sa propre histoire ? Et au sein de l’Histoire ? Quel est l’impact d’une œuvre politiquement engagée dans la mémoire d’un public ?

Entamé dès 2006, le travail d’Olga de Soto sur La Table verte a trouvé une première matérialisation scénique en 2010 avec Une introduction. Dans cette lecture-performance, la chorégraphe présente ses recherches et aborde le processus créatif et le questionnement dramaturgique qui préfigurent une plus grande production à venir. Construite sur base d’images, de textes et d’interviews filmées, cette conférence introductive a été pensée par Olga de Soto comme un spectacle en soi, fondé sur une dramaturgie régie par un double rapport au temps : du présent vers le passé, et vers le futur. Selon la chorégraphe, cette Introduction gardera d’ailleurs sa pertinence après que le spectacle qu’elle annonce aura vu le jour. C’est-à-dire maintenant. Car c’est le 14 novembre 2012 (après la rédaction du présent texte) qu’aura eu lieu aux Halles de Schaerbeek la première de Débords / Réflexions sur La Table verte. Soutenu par un vaste réseau de partenaires belges et étrangers, au nombre desquels on compte par exemple le Centre Pompidou – Spectacles vivants (un fidèle soutien de la chorégraphe), ce spectacle met en scène le matériel filmé recueilli au cours des ans en le confrontant à six interprètes sur le plateau. Six interprètes qui ne cherchent pas à entrer dans un rapport de forces, perdu d’avance, avec l’image vidéo et le contenu qu’elle transmet, mais plutôt à faire voir. Comment “porter” cette image lourdement chargée ? Comment la décharger, ou la recharger ? Comment y faire circuler le regard ? Et comment déplacer les espaces que ses discours génèrent ? Pour Olga de Soto, c’est comme si les interprètes sur scène retravaillaient l’image avec des pinceaux pour mieux la révéler. Et si la chorégraphe a voulu qu’ils se fassent aussi réceptacles de certains souvenirs ou de certaines paroles, elle a plus que tout cherché à éviter une relation illustrative, qui empêcherait les images de déborder.

Une corde tendue entre le passé et le futur

Une dimension du travail d’Olga de Soto que cette patiente exploration de La Table verte souligne, c’est une relation très singulière au temps de la création, déjà opérante dans le spectacle en poupées russes Incorporer ce qui reste ici au dans mon coeur. L’œuvre de la chorégraphe se dessine comme un permanent work in progress, une recherche au long cours qui donne naissance à différentes formes publiques au fur et à mesure de son développement. D’ailleurs, Olga de Soto ne finira pas son voyage dans La Table verte avec ce nouveau spectacle : à partir du matériel qui n’a pas trouvé sa place sur scène, elle envisage encore de réaliser un film et un livre.

Ce rapport au temps, s’il est difficile à imposer aux partenaires de production et aux instances subsidiantes dans le système actuel des arts de la scène – ce qui contribue peut-être à expliquer qu’Olga de Soto ne soit que trop peu soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles dont elle ressort –, semble une nécessité à la chorégraphe. Car comment travailler sur la mémoire sans donner à celle-ci le temps d’agir ?

Quelle que soit la réception de son nouveau spectacle, que nous n’avons pas encore pu découvrir, Olga de Soto est une chorégraphe importante, exigeante, profondément concernée par la danse, l’art, le politique et la vie, sur lesquels elle pose des questions essentielles. Une chorégraphe qui regarde le passé pour se tourner vers l’avenir – dans une prochaine œuvre, elle envisage de travailler sur le rêve, une culture des possibles qu’il est, dit-elle, grand temps de remettre à l’œuvre.

Denis Laurent, Ce qui meurt en nous, et ce qui vit en nous, L'Art Même n°57, pp 42-43 (BE), 2012/4